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Debout à la proue, elle serrait autour d’elle son manteau de laine. Elle en avait rabattu le capuchon sur ses cheveux pour se protéger des embruns. À ses côtés, Kian regardait la côte de la Gaule disparaître dans la lueur rose du soleil naissant. Mouettes et cormorans formaient de grands cercles bruyants au-dessus du bateau. Le vent s’alliait à la marée pour les pousser vers le large et le bateau filait sur une mer calme, sous un ciel sans nuage. C’était une journée parfaite pour prendre la mer.
Azilis voyait le monde où elle avait toujours vécu disparaître à l’horizon, mais toute anxiété l’avait abandonnée. Peut-être était-ce la certitude nouvelle d’un destin auquel elle devait se plier qui avait effacé ses craintes.
Elle porta son regard vers Kian. Il tournait le dos à la côte et, les coudes appuyés sur le bastingage, la tête rejetée en arrière, avait les yeux levés vers le ciel.
— Tu as fait tes adieux à la Gaule ?
Il se tourna vers elle.
— Aneurin m’avait décrit la mer mais je n’imaginais pas à quel point c’était… immense, dit-il. Et cette odeur ! Si la liberté a une odeur, ça ne peut être que celle-là.
Elle sourit.
— La mer te transforme en poète ! Je ne t’ai jamais entendu parler ainsi.
Il s’assombrit et elle eut à nouveau peur de l’avoir froissé. La nuit n’avait pas effacé la tension qui régnait entre eux. Le départ de l’auberge avait été précipité, ils s’étaient habillés très vite, avaient déjeuné à la hâte sans prendre le temps de parler ou d’échanger un geste de tendresse. Azilis, honteuse de l’impudeur dont elle avait fait preuve, avait caché sa gêne derrière un visage préoccupé. Kian était resté muet, énigmatique et imposant.
* * *
Le capitaine Murra les rejoignit.
— Si tu le souhaites, domna, tu pourras te reposer dans ma diaeta.
Il pointait du doigt la tente de toile cirée installée à la poupe. Elle lui sourit.
— Je te remercie.
— J’imagine que tu n’as pas envie de t’allonger sur le pont au milieu de notre petite armée de mercenaires.
Il fit un geste du menton en direction de la dizaine d’hommes patibulaires, armés et cuirassés, qui s’étaient regroupés non loin d’eux. Avachis, ils jouaient aux dés ou nettoyaient leurs armes en échangeant des plaisanteries grasses. Ils sentaient la sueur et le beurre rance dont ils s’enduisaient les cheveux. Des mots issus de plusieurs langues s’entrechoquaient au milieu d’un latin approximatif.
— Pas vraiment, en effet.
— On les paie à prix d’or pour protéger le bateau. De vraies bêtes fauves, mais c’est ce qu’il faut.
— D’où viennent-ils ? Je suppose que ceux-là, avec leurs haches, sont des Francs. Mais les autres ?
— Goths, Burgondes, Sarmates, Bretons… On a même un Saxon !
— Un Saxon !
Elle attacha son regard sur l’homme que lui désignait Murra. C’était la première fois qu’elle voyait l’un de ceux qu’Aneurin lui avait décrits comme des démons surgis des enfers. Elle fut presque déçue. Il ne semblait pas pire que les autres.
— Il ne nous trahira pas si nous sommes attaqués par des Saxons ?
— C’est un mercenaire, il se bat pour qui le paie. Peu importe contre qui et pourquoi.
Elle hocha la tête sans répliquer, les yeux toujours fixés sur l’homme qui fourbissait un long poignard. Il avait des cheveux blonds noués en queue-de-cheval. Lorsqu’il tourna les yeux vers elle, elle vit qu’il était jeune, une vingtaine d’années au plus, avec un visage à l’ossature solide et aux pommettes marquées. Ses yeux d’un bleu très clair se fixèrent sur Azilis comme s’il avait deviné qu’elle l’observait. Elle ne se détourna pas. Ce fut lui qui baissa les paupières et elle en ressentit une joie secrète.
— Je te remercie pour ta proposition, Murra, reprit-elle. Je serais heureuse de me reposer dans ta diaeta dès maintenant. Tu viens, Kian ?
Le capitaine eut un bref sourire.
— Tu as raison, domna, le temps passe plus vite en dormant ! Je vous réveillerai pour le repas de midi si je ne vous vois pas réapparaître d’ici là.
— Ou si des pirates nous attaquent, fit Kian avec une grimace sardonique.
— Dans ce cas, répliqua Murra, je n’aurai pas besoin de vous réveiller !
En se retournant, il marmonna une prière à la Vierge.